Récit de guérison

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13.04.2016 Thématique: Non classé Aucun commentaire

Récit de guérison

Il y a six mois, j’accouchais de mon premier enfant. Sa naissance fut le paroxysme d’une grande tension dramatique qui débuta à la maison avec une décélération de son rythme cardiaque et qui nous fit aboutir aux urgences. Kaoli aura vu le jour – ou plutôt le néon – dans une pièce exiguë, sa mère attachée à une civière et détachée de ses émotions. C’est parfois ce qui se produit chez les personnes en état de choc. Il existe toutes sortes de chocs et autant de façons d’y réagir qu’il y a d’humains. Dans mon cas, entre autres chocs figuraient celui de devoir expulser d’urgence le petit être qui me dansait au creux du ventre depuis si longtemps déjà, celui de me faire tenir les jambes de force par un inconnu baraqué sans comprendre pourquoi on me parlait encore d’épisiotomie si le rythme cardiaque de mon bébé était redevenu normal, celui d’être observée par une dizaine de paires d’yeux fébriles de trop et celui de voir la main d’une inconnue plonger sur la tête couronnée de Kaoli avant de bien vouloir me laisser le pousser. C’est à croire que lorsqu’il y a urgence, on ne s’appartient plus. C’est la peur et le désir de sauver qui règnent et broient tout sur leur passage. Surtout les attentes élevées d’une étudiante sage-femme, je suppose. Toujours est-il qu’il me fallut plusieurs minutes avec mon nouveau-né visqueux et hurlant sur le ventre, mes crocs de femme-louve prêts à mordre quiconque s’approcherait – sauf son père –, avant de verser des larmes, de chantonner et de humer, encore tourmentée.

Rituel-xylogravure-YuriRousseauLe transfert ne s’était pas complété; je n’étais pas arrivée jusqu’au département d’obstétrique. J’étais donc « libre » – tel était mon sentiment après m’être sentie prise au piège comme jamais –, prête à repartir vers mon nid avec mes deux amours, mes sages-femmes… et mon placenta. Prête à estomper la violence ressentie et à tisser du sens autour de cet épisode tumultueux, bien que consciente du temps qu’il me faudrait pour y arriver. S’il n’en demeure pas moins que beaucoup de joie, de magie et de reconnaissance émanaient de mon vécu d’accouchement – la latence de 3 jours, les balades près de la rivière, la danse cosmique avec mon amoureux, la connexion avec mon bébé… –, je ne parvenais pas, durant les jours et les semaines qui suivirent, à me défaire d’un cocktail de tristesse et de rancœur. J’avais beau relativiser l’ampleur des chocs encaissés, penser à mille et un scénarios pires que le mien, celui-ci me revenait sans cesse en boucle avec la même violence. Et à chaque fois je m’en voulais. Je m’en voulais d’avoir lutté contre mon corps quand il me guidait vers le sommeil entre les contractions, je m’en voulais d’avoir voulu accélérer le cours des choses pour satisfaire les autres, je m’en voulais de m’être épuisée à pousser en vain et de ne pas avoir eu l’énergie vitale pour libérer mon bébé alors que sa tête comprimée tentait de trouver son chemin, je m’en voulais de ne pas avoir montré les crocs de femme-louve avant. Il est difficile d’expliquer ce sentiment alors qu’on le sait absurde. Sa raison d’être a d’ailleurs peu d’importance ici, puisque c’est une histoire de guérison que je désire vous partager.

Le premier pas vers la guérison est sans doute de la légitimer en reconnaissant qu’une blessure doit être soignée. C’est dans un atelier sur le deuil et les rituels de guérison donné cet automne par la sage-femme pionnière à la retraite Jeen Kirwen que j’ai compris que ma blessure était toujours suintante. Lors de cette formation, Jeen nous a partagé des outils pour guider les femmes sur la voie de la guérison, notamment suite à un accouchement difficile. Elle nous a entre autres enseigné à faire un rituel durant lequel la femme mime son accouchement, mais avec un autre dénouement. Un tel rituel, qui peut inclure ou non le (la) conjoint(e), implique la présence du bébé (une femme ayant perdu son enfant se verrait donc proposer un autre type de rituel), d’une sage-femme et d’une assistante. Il se prévoit à domicile ou à la maison de naissance, préférablement dans l’eau. La sage-femme crée un espace rituel empreint de beauté (bougies, fleurs, etc.) et y accueille la femme, qui arrive « en travail ». Le rituel se déroule bien souvent en moins d’une heure, pendant laquelle la sage-femme peut souligner les étapes nouvellement franchies par le couple par rapport à leur vécu initial. L’assistante emmène alors le bébé dans l’eau au moment de sa (re)naissance, après quoi naît le placenta. S’en suit le classique postnatal immédiat (avec assiette de fruits!) durant lequel la sage-femme et l’assistante laissent la famille savourer sa lune de miel. L’idée est de l’imprégner de cette expérience positive, tant sur le plan conscient que subconscient.

Je quittai l’atelier de Jeen en me promettant de m’offrir ce rituel dans les semaines suivantes. J’y repensai souvent, me demandant si ma blessure valait la peine de mobiliser tant d’énergie ou s’il était préférable de laisser le temps faire son œuvre. Je me demandai aussi s’il valait mieux accepter mon histoire telle qu’elle était plutôt que d’essayer de la falsifier. J’en vins à la conclusion qu’une promesse, c’est une promesse. Dans tous les cas, j’avais envie de vivre l’expérience moi-même avant de proposer un tel rituel à d’autres.

J’en parlai d’abord à mon amoureux, qui était alors en train de lire un récit autobiographique de Jodorowski, père de la psychomagie. Quoi de mieux pour aborder un rituel de guérison! Il accepta de vivre l’expérience avec moi. Je demandai ensuite à l’une de nos amies qui avait suivi la formation à mes côtés si elle voulait bien nous accompagner dans cette démarche. Elle accepta avec joie d’être la sage-femme et l’assistante à la fois.

Puis le grand jour arriva, avec la même part d’inconnu que contiennent tous les accouchements. Pour tout dire, je n’avais aucune idée si j’arriverais à jouer le « jeu ». Mais c’est un peu comme si toutes les cellules de mon corps s’en chargèrent à ma place. Je mimais déjà des contractions à l’arrivée de notre sage-femme. Mon amoureux et moi sortîmes dans le froid de décembre nous balader près de la rivière. À notre retour, les contractions s’étaient intensifiées et je me sentais entrer de plus en plus creux dans le vortex de l’accouchement. Je me glissai entre les pétales de rose qui flottaient sur l’eau du bain que notre amie m’avait fait couler.

La force du rituel, selon moi, reposa sur notre abandon dans le processus et notre confiance en la personne que nous avions choisie pour nous accompagner. Celle-ci connaissait d’ailleurs très bien notre histoire et sut trouver les mots qui contribuèrent à la guérison. Au moment où, les yeux fermés, je mimai la naissance de notre bébé dans un moment d’extrême intensité, je pus sentir la peau de Kaoli, que la sage-femme avait réveillé et doucement approché de mon corps. Je me mis alors à pleurer du plus profond de mon être, à rire, à déguster ce moment précieux qui m’avait échappé la première fois et qui était là, tout entier, aussi vrai que mon enfant était dans mes bras, tout sourire devant trois adultes en larmes de joie. Je n’avais jamais pensé que mettre en scène cette tranche de vie pourrait avoir un tel pouvoir guérisseur sur moi, sur nous. Encore aujourd’hui, une joie pure me submerge quand je pense au rituel que nous avons mené avec tant d’amour et qui conclut à merveille ce cycle de notre vie.

Plusieurs d’entre nous (ESF, SF, accompagnantes, etc.) avons nous-mêmes vécu des accouchements difficiles. Si ceux-ci peuvent souvent nous rapprocher des femmes auprès desquelles nous travaillons, je pense que notre propre expérience de la guérison intérieure leur serait d’autant plus bénéfique. Comme nous l’a si bien dit Jeen lors de son atelier, il faut prendre soin de nos propres douleurs pour prendre soin de celle des autres.

 

 

Réminiscences du shack

la fois où en revenant d’une naissance
un troupeau de dindons sauvages m’attendait
la fois où dans le jardin
un renard roux m’observait
où une centaine de moineaux débarquait

 

la faune cette fois-là de venir me
murmurer aux papillons du ventre que
je portais la vie
dans la salle de bain exiguë
du pipi sur les doigts
le cœur en émoi

 

jusqu’à l’aube les flammes sur leur dance floor
m’envoûtaient par la vitre du p’tit poêle
sa chaleur jusque dans ma
matrice.

 


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