Réflexions sur mon expérience du processus d’enquête professionnelle
J’ai agi à deux reprises en tant que « témoin expert » de sages-femmes qui faisaient l’objet d’une enquête de l’ordre des sages-femmes de leur province. Ces expériences bouleversantes se sont avérées riches en apprentissages sur le processus même. Le travail du témoin expert consiste à faire un examen approfondi des dossiers médicaux, des recherches récentes et de certains documents juridiques pour en arriver à un rapport écrit dans lequel il exprime une opinion sur les plaintes en question. Les processus d’enquête ont duré des années et au fil du temps, il est devenu évident que les dynamiques qui y mènent sont de nature extrêmement complexe. Non seulement ces processus nous en apprennent beaucoup sur la nature paradoxale de la communication et des perspectives humaines, mais ils nous portent aussi à réfléchir aux moyens que nous nous donnons pour atteindre nos idéaux les plus élevés, sans perdre notre humanité. Ils ont par ailleurs permis de mettre en lumière la nécessité d’une réflexion sur les valeurs essentielles et les postulats qui sont à la base de la pratique sage-femme, au Québec et ailleurs au Canada, comme :
– la nature et la mise en pratique d’un choix éclairé;
– la confiance en la capacité des femmes de faire des choix et de prendre des décisions;
– l’étendue de la normalité et son unicité propre à chaque femme;
– les effets de l’expérience clinique sur la perception de la normalité et subséquemment, sur les soins offerts;
– les standards de pratique versus la standardisation de la pratique; soins personnalisés versus le plus bas dénominateur commun; les lignes directrices versus les protocoles.
– Le lien entre les valeurs/normes de la pratique sage-femme et celles de l’obstétrique;
– Les priorités pour la documentation du dossier : ce qu’il est essentiel de noter pour communiquer, afin d’assurer les suivis et l’aspect légal, sans tomber dans la pratique obstétricale défensive;
– les perspectives, les présomptions et les croyances sur lesquelles s’appuient notre conception des soins optimaux, les données probantes, l’erreur, la négligence et la responsabilité.
Mon but, ici, n’est certainement pas d’approfondir ces questions. Je suis néanmoins fascinée par leur pertinence en lien avec des points abordés à chacun des cas faisant l’objet d’une enquête.
Ce que j’aimerais aborder, ce sont les préoccupations que le processus d’enquête a soulevées sur la meilleure façon, pour les sages-femmes, pour les équipes de sages-femmes et pour la profession de sage-femme, d’apprendre des erreurs commises. Plus j’avançais dans le processus, plus je remettais en question la nature du rôle de « l’expert » dans l’établissement de la responsabilité, du jugement et, dans une certaine mesure, du blâme. Je comprends et respecte le fait que le syndic doive faire le suivi de tout évènement indésirable à la demande du coroner. Lorsque se produisent des incidents où la compétence ou le comportement n’ont pas répondu à des normes établies, il est important d’intervenir. Cependant, je constate que, surtout dans les cas où il y a de nombreuses zones grises, le processus d’enquête habituel de notre système de soins de santé n’est pas toujours la meilleure façon d’améliorer la pratique. Ceci étant dit, je ne suggère pas que les sages-femmes créent leur propre équivalent du « old boy’s club », ni qu’elles adoptent une attitude de laisser-faire quand certaines pratiques sont remises en question, mais je crois qu’il serait intéressant d’explorer les moyens de faire respecter des normes rigoureuses par un système de soutien plus actif.
Les sages-femmes se doivent de rendre des comptes aux femmes, aux communautés et aux organismes de réglementation avec lesquels elles travaillent. Elles doivent chercher à avoir une pratique la plus idéale possible. Mais la vie n’est pas toujours idéale, et il est important de le reconnaître si l’on souhaite prévoir et éviter les conséquences des erreurs humaines. Chacun peut commettre des erreurs ou avoir des oublis, indépendamment de son expérience, de ses habiletés techniques, de ses connaissances et de son ancienneté. Apprendre à bien se connaître – en sachant voir lorsqu’on approche de ses limites – non seulement en ce qui concerne ses connaissances et ses capacités, mais aussi en tenant compte des paramètres qui peuvent les affecter (le stress, la communication, les perceptions, les croyances, la fatigue, etc.) est un signe de maturité de la part du praticien et de l’organisation.
Il s’est écrit beaucoup de textes sur la nécessité, pour les organismes oeuvrant dans le domaine de la santé, de créer une culture positive de la sécurité. 1,2,3,4,5,6,7,8,9,10,11 Selon ces sources, la meilleure façon de réglementer une profession et d’améliorer les services de soins consiste à chercher, au-delà de l’individu, les conditions latentes, les facteurs humains et la manière dont le système peut avoir contribué à l’incident survenu. Cette approche demande un plus grand engagement, mais, selon le rapport de 2012 du Royal College of Nurses, elle est essentielle si les organismes et les praticiens cherchent à apprendre des évènements indésirables, à éviter de répéter leurs erreurs et à enrichir leurs professions de manière à atteindre des standards de pratique les plus élevées possibles.12
Dans la préface du rapport de 2008 de son ministère sur la création d’une culture visant la sécurité des patients, la ministre irlandaise de la Santé et des Enfants déclare que « la meilleure façon de réduire le plus possible les erreurs et d’augmenter au maximum la qualité des soins est d’accepter les erreurs et les échecs et de décrire honnêtement comment ceux-ci se sont produits dans le but d’apprendre et de s’améliorer. Une culture de signalement et de gestion où l’on ne cherche pas à attribuer la faute répond mieux aux intérêts des patients et des praticiens. » 13 La plupart des auteurs s’accordent pour dire qu’une culture de la sécurité nécessite la création d’un environnement ouvert, libre et non punitif dans lequel les professionnels de la santé ne craignent pas de rapporter des évènements indésirables ou des incidents évités de justesse. L’auteur d’une étude va jusqu’à dire que « La culture du blâme constitue un frein à l’ouverture si l’on souhaite que les évènements sentinelles soient rapportés, que des leçons en soient tirées et que la sécurité soit améliorée. Le système des erreurs médicales devrait être aboli et remplacé par un système qui vise à identifier, à analyser, à prévenir les erreurs et les évènements sentinelles et à en tirer des leçons. 14
Une étude menée en Grande-Bretagne conclut que « Même [si un professionnel a] un niveau très élevé de compétence, il existe des risques pour le patient… Pour cette raison, les mesures disciplinaires et des formations plus poussées ne sont pas toujours les solutions optimales, et ce, même si ce sont celles auxquelles on a le plus souvent recours… La peur des mesures disciplinaires peut conduire les employés à cacher des informations et à chercher davantage à protéger leurs intérêts qu’à répondre aux besoins du patient. » 15
Et en effet, lors d’une Assemblée générale annuelle de l’OSFQ (2012) j’ai vu plusieurs sages-femmes exprimer leur peur de faire l’objet d’un litige si elles décrivaient certaines pratiques qui sont couramment utilisées dans leur profession, mais lesquelles n’ont pas encore été clarifiées au moyen de lignes directrices réfléchies par l’OSFQ (comme le recours à la médecine douce). D’autres sages-femmes rapportent une détérioration du moral et de la cohésion des équipes à cause de craintes liées à d’éventuels litiges pour des pratiques qui se trouvent dans des zones grises. Les peurs risquent d’interférer avec la capacité des sages-femmes à être pleinement cohérentes et présentes dans une situation. 16,17 La pratique sage-femme est basée sur la relation entre la femme et sa sage-femme, et pour que cette dernière puisse fournir les meilleurs soins possible en toute sécurité, il lui faut pouvoir être pleinement présente dans cette relation. La pratique d’une obstétrique défensive ne permet pas d’offrir les meilleurs services. En fait, un des facteurs qui a motivé les sages-femmes et les femmes à demander que la profession de sage-femme soit légalisée et intégrée au système de santé canadien était le désir d’offrir une solution de rechange à la pratique défensive.
Si des procédures judiciaires peuvent être nécessaires dans certaines situations, il ne faut pas sous-estimer l’impact émotionnel que les erreurs peuvent avoir sur les individus et le fonctionnement des équipes. Toute personne qui a vécu la perte d’un bébé, que cette mort ait été considérée comme évitable ou non, risque de se remettre en question et de se sentir coupable. Il a été démontré que si un praticien avait l’occasion d’exprimer ouvertement ce qu’il ressentait, cela avait une grande influence sur les leçons qui seront tirées de l’évènement et les changements qui seront apportés à la pratique. 18,19
Le programme de gestions des risques AMPRO.ob de la Société des obstétriciens et des gynécologues du Canada (SOGC) propose de nombreuses réflexions fondées sur la recherche en lien avec la gestion et la prévention des évènements indésirables. Le Module 3 fait état des changements apportés à la gestion des évènements à issue grave. On y cite le rapport de 1999 de l’Institute of Medicine (IOM) qui a pour but d’éviter la répétition d’évènements indésirables et de promouvoir un processus axé sur l’apprentissage plutôt que sur la recherche de coupables. Ce module reflète le fait que de nombreux systèmes de santé continuent de percevoir les évènements indésirables « par le prisme traditionnel « de la honte et du blâme » qui s’est incrusté dans la culture des services de santé… et l’erreur est associée à tort à la culpabilité, au manque de précaution, d’habileté ou de connaissance et à l’incompétence de la part des intervenants. » Le programme suggère d’examiner les évènements indésirables sans émettre de jugements ni chercher de coupable. 20
Actuellement, le réseau des CIUSS au Québec est en train d’explorer un système de signalisation et de prévention des incidents qui vise à utiliser le dialogue et d’autres moyens permettant de voir au-delà de l’individu pour identifier d’éventuelles sources du problème pouvant être liées au système. 21
Andrew Symon, une sage-femme anglaise et spécialiste des politiques et des lois sociales, dit que ce courant vers l’établissement de systèmes de signalement d’incidents ouverts et sans blâme « ne diminue en aucun cas la responsabilité du professionnel ». Au contraire, encourager ces derniers à partager leur expérience et à apprendre de leurs erreurs « peut contribuer à améliorer les soins; ce qui diminuerait l’incidence des évènements menant à des allégations de mauvaise conduite ou de négligence ». 22
En Nouvelle-Zélande, en Australie, en Angleterre et en Irlande, pour ne nommer que quelques endroits, on a adopté des politiques semblables pour la pratique sage-femme et les soins infirmiers. 23,24,25, 26 Il existe un document intéressant, Implementing Human Factors in Healthcare: Patient Safety First, (Carthy, J. et al), publié par le Royal College of Nurses de Grande-Bretagne, en 2010, qui a pour but de faire prendre conscience de l’importance des facteurs humains dans l’amélioration de la sécurité des patients. Ce manuel offre un survol de ce qui représente une culture de la sécurité pour les patients et les employés, et il se veut un point de départ sur la façon dont on peut utiliser la compréhension des facteurs humains pour rendre les environnements de travail et les activités professionnelles plus sûrs. On tente d’y expliquer comment et pourquoi se produisent les « différents cas où les employés ne font pas la « bonne chose » même s’ils savent quelle est la « bonne chose » à faire. » 27
Les auteurs font appel aux professionnels des soins de santé pour la création d’organismes qui sont ouverts, justes et bien informés, et où signaler des évènements et tirer des leçons de ses erreurs deviendrait la norme. « Afin que l’on puisse être à l’aise pour discuter d’incidents et de questions en lien avec la sécurité, il faut que cela devienne la norme plutôt que quelque chose qui ne se produit que lorsqu’un évènement grave a donné lieu à une enquête. Il faut également avoir une garantie que l’on va davantage s’attarder sur l’apprentissage et la prévention plutôt que sur l’identification d’une erreur en vue d’obtenir une sanction. » 28
Selon Mark Gerson, une autorité dans le monde de la médiation et de la résolution de conflit, il existe deux façons de poser des questions : l’interrogation et l’investigation. L’interrogation est fondamentalement envahissante et importune. Elle cherche la faute et non des solutions; elle tend à désigner un coupable et non à inspirer la créativité. L’investigation est plutôt un moyen d’approfondir notre connaissance d’une situation. Elle pose des questions qui permettent de découvrir des informations essentielles à la compréhension des changements qui doivent être apportés.
Je suis convaincue que toutes les personnes impliquées dans les cas d’enquête mentionnées ci-haut avaient pour principale préoccupation que les femmes et les bébés reçoivent les meilleurs soins possible. Nous présentions simplement différentes perspectives sur ce que cela signifie. Cependant, quand un processus d’enquête a pour but de prouver qui a « raison » et qui a « tort », il faut se demander quel objectif est réellement visé et quelle est sa pertinence à l’amélioration des soins. Une telle polarisation empêche de chercher une réponse appropriée; quand chaque partie se concentre à ne défendre que son idée, il n’y a pas d’ouverture aux changements et il n’est pas possible de faire évoluer la pratique.
Puisque la première mission de l’OSFQ est de protéger le public et de favoriser le développement de la profession sage-femme, il me paraît essentiel de trouver collectivement de nouveaux moyens pour que les sages-femmes puissent se sentir suffisamment en sécurité pour offrir des soins qui répondent aux plus hauts standards qui soient.
Je propose la création de forums, qui seraient à la fois sûrs et stimulants, où les sages-femmes pourraient explorer différentes façons de concevoir les aspects essentiels des soins à la lumière de leurs expériences personnelles et collectives et où elles pourraient s’exprimer sans craindre les jugements non constructifs; un environnement où les sages-femmes pourraient se sentir suffisamment en sécurité pour parler franchement, s’ouvrir et, idéalement, apprendre de leurs erreurs, et suffisamment stimulant pour qu’une évolution puisse en résulter.
Ceci n’est pas une mince affaire. Mais si les sages-femmes cherchent à atteindre une forme d’idéal sur le plan de la pratique, elles peuvent aussi rechercher des standards idéaux d’évaluation et de réglementation de leur profession dans le but de gérer collectivement les évènements indésirables.
Les organismes de réglementation ne sont pas les seuls à devoir se charger de créer un environnement où il est possible d’apprendre de ses erreurs. Il incombe à chacune de nos équipes de trouver comment faire pour que ce genre d’analyse ait lieu de façon régulière. Les sages-femmes ont pour tâche première de créer un espace dans lequel les femmes se sentent en sécurité. Pourquoi ne pas concevoir un espace où un dialogue constructif et une exploration authentique seraient possibles pour tout le monde? À long terme, cela permettra de sauver du temps et de l’argent de plusieurs façons.
La pratique sage-femme, surtout au Québec et au Canada, est basée sur une tradition de soutien mutuel et d’apprentissage entre les femmes et les sages-femmes, ainsi que les sages-femmes entre elles. Le changement d’attitude et la recherche novatrice offrent un contexte favorable à une profonde réflexion, à l’apprentissage et au développement professionnel. Bien que la profession sage-femme puise être nouvelle dans le système des services de santé au Canada, son paradigme de soutien existe depuis très longtemps. Les découvertes et réformes récentes sur les comportements à adopter en cas d’erreur s’inscrivent dans l’approche traditionnelle préconisée par les sages-femmes. En fait, je soutiens que la pratique sage-femme a la possibilité, si ce n’est la responsabilité, d’ouvrir la voie à d’autres professions du domaine de la santé dans l’acquisition de standards élevés de compréhension et de performance, en se soutenant les uns et les autres de façon à pouvoir admettre ses erreurs, ses omissions et ses négligences pour que celles-ci deviennent une occasion d’apprendre. Je souhaiterais que chacune d’entre nous se penche sur ses valeurs, ses croyances et ses motivations et réfléchisse à ce que notre profession doit représenter au fil de son évolution.
Il s’agit de ma vision personnelle, mais je ne crois pas être la seule à ressentir le besoin que certaines valeurs soient clarifiées. J’aimerais que d’autres personnes se joignent à la discussion pour que ces questions fassent partie d’un échange plus vaste. Après l’effondrement financier en Islande, des gens visionnaires ont organisé des groupes de discussion dans des cafés qui ont permis à plus de 20 000 personnes de prendre part à des échanges en lien avec les valeurs. Il est très prometteur de voir que tant de gens peuvent s’asseoir et discuter ensemble avec honnêteté et faire ensuite des choix novateurs. Il n’y a pas tant de sages-femmes au Québec, et nous avons probablement encore plus de cafés sympathiques où des discussions pourraient être organisées.
Je crois que nous avons les moyens de soutenir des sages-femmes hautement qualifiées pour qu’elles puissent apprendre de leurs expériences et continuer à travailler en utilisant les standards les plus élevés qui soient. Ce peut aussi être une occasion d’explorer comment notre profession peut utiliser à bon escient les inévitables zones grises de notre pratique. Nous pourrons toutes en tirer profit en devenant de meilleures sages-femmes et, peut-être même, de meilleurs êtres humains.
Jennie Stonier, sage-femme
Salluit Maternity